mercredi 10 octobre 2007

Les mondes bientôt engloutis du tabac

Par Jehan Luke Stefan, sociologue

Introduction : un appel désespéré

« 90 jours pour arrêter », c’est le titre de la une du Parisien du 2 octobre 2007. S’ensuit un dossier complet sur la nouvelle loi entrant en vigueur le 1er janvier prochain qui interdit de fumer dans tous les lieux publics, y compris les bars et discothèques. Dans ce dossier, quelques articles courageux donnent la parole aux débitants de tabacs et aux fumeurs eux-mêmes, qui font part de leur désarroi face à cette interdiction. Poignant.

La fin d’un monde

Au-delà de l’histoire individuelle, ce qui touche le plus dans ces récits, c’est cette volonté désespérée de retenir les derniers lambeaux d’une culture sur le déclin, menacée à brève échéance par l’avancée inexorable de la modernité. En effet, que peuvent les incantations maladroites de ces sortes de derniers mohicans du tabac face aux valeurs aujourd’hui dominantes de santé et de respect de l’individu ? Toutes ces notions issues de la pensée occidentale contemporaine sont en effet étrangères au mode de pensée de ces populations antiques.

Ainsi, conscients du fait qu’ils risquent d’être ravalés au rang de curiosité, de survivants d’un monde bientôt disparus, ils en sont réduits à invoquer sur le mode de la superstition des rituels maintenant vides de sens, comme par exemple le fait de devoir nécessairement allumer une cigarette lorsqu’on boit un café. Ce genre d’obligation peut étonner, voire amuser l’homme moderne. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une des dernières traces d’une civilisation sur le déclin.

C’est pourquoi il importe dès maintenant d’étudier de manière approfondie les fumeurs en tant que groupe humain, afin de pouvoir sauvegarder, dans l’intérêt de l’histoire et des sciences sociales, le maximum d’informations sur leurs comportements pour le moins originaux. Nous essayerons d’évoquer ici quelques pistes.

Rituels magiques

Commençons tout d’abord par la première cigarette. Rite d’initiation célébrant le passage de l’enfance à l’adolescence, elle intervient le plus souvent lors de l’entrée au Collège. Frisson de l’interdit, nécessité de s’intégrer parmi ses pairs, la première cigarette est donc pour le jeune fumeur un signe de distanciation par rapport à la cellule familiale protectrice et de recherche d’un groupe social composé d’égaux.

Plus tard, au lycée, fumer est une pratique commune, évidente, nécessaire. Une imbrication complexe de rites, de codes et de pratique se crée au fur et à mesure des années pour former une véritable culture. Au centre de cette culture, le tabac comme ressource-centre. Et en fonction des capacités d’accès à cette ressource-centre, des rôles sociaux différenciés se mettent en place. Des groupes de solidarité se forment, en partie liés par le partage quotidien et renouvelé de la ressource. Le fait d’en disposer de grande quantité, du fait de ressources financières plus importantes, est évidemment un signe de distinction sociale. A l’inverse, certains sujets, chroniquement exclus de l’accès à la ressource, errent de groupe en groupe dans l’espoir d’obtenir une quantité minimale de tabac. De fait, ils se classent à un échelon inférieur sur l’échelle sociale.

Mais le tabac est également un moyen de communication entre groupes, souvent de sexes opposé. Ce qui frappe, c’est le côté rituel du don de cigarette, qui n’est pas nécessairement suivi d’un retour exactement équivalent. Cela évoque les cultures du potlach des indiens d’Amérique ou de la kula des mélanésiens.

Dans la suite de la vie, le tabac se détache de l’idée d’un groupe restreint et devient à la fois plus individualiste et plus collectif. Fumer devient une pratique quotidienne dont le sens premier est souvent oublié. C’est la raison pour laquelle de nombreux fumeurs déclarent souhaiter s’arrêter après leur entrée dans la vie active. Néanmoins, les aspects mythiques, quasi-magiques, du tabac sont souvent réactivés par intervalles, notamment lors de nouvelles rencontres ou d’événements particulièrement stressants. Le tabac recrée un langage artificiel, un semblant de communauté ou bien encore permet un retour sur soi temporaire, à l’aide d’un élément matériel extérieur. En cela, il rappelle la pratique du totem, qui dans les croyances primitives sert à la fois d’ affirmation de l’identité du groupe et de support aux pratiques spirituelles.

Conclusion : une archéologie du contemporain

C’est donc tout un monde de croyances et de rites qui disparaît sous nos yeux et le devoir de tout chercheur est donc de tenter d’en sauver les ultimes traces. Cela est essentiel pour que les générations futures n’oublient pas par quels chemins hasardeux une humanité encore embrumée à dû passer pour trouver la lumière de la raison.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Good post.